Les traces (filmées) de l'Histoire

 

Le hasard place dans une heureuse proximité trois événements de l'actualité cinématographique qui ont pour point commun de recourir aux archives, et surtout de mettre en lumière l'intelligence du monde qu'on peut tirer de leur usage critique. Il s'agit de l'intégrale de l’œuvre des artistes italiens Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, qui est proposée par le Centre Pompidou jusqu'au 15 novembre. Et de deux films qui viennent de sortir en salles : Une jeunesse allemande, du Français Jean-Gabriel Périot (le 14 octobre), et Censored Voices, de l'Israélienne Mor Loushy (le 21 octobre).

Gianikian et Ricci Lucchi, nés tous deux en 1942, travaillent depuis quarante ans les vieilles bobines de type actualités, films amateurs, documentaires, mettant en exergue la violence continue de l'Histoire, plus particulièrement européenne (colonisation, première guerre mondiale, génocide arménien...). Une fois passées par leur main, photogramme par photogramme, les bandes se transfigurent. Colorisation, ralentis, répétitions, recadrages, composition musicale : toute une orfèvrerie plasticienne détourne l'idéologie qui les a produites pour mieux y retrouver l'humanité de ces spectres, nos frères, engloutis pas le temps et la folie furieuse des hommes.

 

Interroger le sens

On retrouve cette hantise de la destruction et de la guerre dans l’œuvre de leur cadet Jean-Gabriel Périot, 41 ans, de même que cet art du found footage (« films trouvés ») qui permet à l'artiste de donner corps à une vision personnelle à partir d'un matériau d'emprunt. Une jeunesse allemande, qui n'utilise que des images de films d'époque, de travaux d'école de cinéma, d'actualités et de plateaux télévisés, retrace ainsi l'épopée sanglante de la Fraction armée rouge en Allemagne, de 1970 à 1977. Ce n'est sans doute pas la première fois qu'on s'y essaye, mais la riche diversité des sources et la manière dont le réalisateur les utilise confèrent du moins à ce moment sombre de l'histoire européenne, loin des simplifications idéologiques, sa complexité, son opacité, son profond mystère.

Mor Loushy, 33 ans, a, quant à elle, mis la main sur un matériau censuré depuis quarante ans en Israël : une série d'interviews menés par une poignée de « kibboutzniks » - notamment le tout jeune écrivain Amos Oz, qui venait lui-même de servir dans une unité de tanks - auprès de leurs frères d'armes à l'issue de la guerre des Six-Jours. L'idée était que les sentiments des conscrits - doute, honte, peur, révolte – ne correspondaient pas vraiment au climat d'exaltation nationale suscité par cette guerre-éclair. Les entretiens confirmèrent ce pressentiment. La cinéaste, exhumant ces traces sonores, a choisi de les monter avec des actualités de l'époque, collectées aux quatre coins du monde, débarrassées de leurs commentaires. Elle effectue donc une sorte de collage dont on est tenté de dire qu'il restitue la vraie bande-son de la guerre.

Voici donc trois œuvres qui se rencontrent dans leur désir de se confronter aux traces de l'Histoire, dans leur refus de leur adjoindre le moindre commentaire, la moindre voix off, dans leur volonté d'en interroger le sens par un travail sur la matière (montage, distorsion, collage), dans la tentative enfin, pertinente et convaincante, de restaurer la vocation de ces documents du passé à saisir et éclairer aussi le temps de leur redécouverte. Autant de vertus qui tranchent, pour le dire sans ambages, avec l'absence de scrupules qui définit trop souvent le recours aux archives. Voilà, certes, un débat qui n'est pas nouveau. Des historiens comme Marc Ferro, Sylvie Lindeperg ou Laurent Véray, mais aussi bien des cinéastes comme Jean-Luc Godard dans ses Histoire(s) du cinéma l'ont circonscrit de longue date, en nous rappelant notamment l'importance qu'ont prises, depuis la première guerre mondiale, les images photo et cinématographiques dans la conscience historique des hommes.

Ce débat n'en gagne pas moins à être incessamment ranimé, face à la diffusion exponentielle et incontrôlable desdites images sur la Toile. Il est entendu, en effet, que les images d'archives constituent un témoignage précieux du passé, qu'elles lèguent à notre mémoire, individuelle et collective, une figuration des événements plus ou moins lointainement advenus. Une fois ce constat d'évidence posé, les difficultés commencent néanmoins. Même si les spectateurs d'aujourd'hui ne sont plus naïfs devant l'image, il se dégage de toute archive filmée, qu'elle provienne d'une source officielle ou d'une pratique d'amateur, une aura qui lui confère un statut de vérité. Or, il n'est de vérité intrinsèque ni dans la manière dont ces images ont été naguère filmées ni dans celle dont on les présente aujourd'hui. L'idéologie, la propagande, la manipulation, ou plus simplement une vision d'époque qui nous serait devenue opaque, peuvent entacher, en même temps que les images, les hommes qui les agencent comme ceux qui les regardent.

Cette précaution de principe - associé à l'impéritie et aux trafics hélas bien réels dont les archives sont l'objet - aura fini par induire, d'un autre côté, une méfiance abrasive, en vertu de laquelle les archives ne pourraient témoigner que de l'instant qui les regarde, à défaut du passé dont elles proviennent. Il est probable que la vérité se trouve au milieu du gué, s'il faut en croire le philosophe Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Editions du Cerf, 2006) : « II ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. »

 

Jacques Mandelbaum
Le Monde
24 octobre 2015